Année 2011 / 102’
Scénario Nadir Moknèche
Image Hélène Louvart
Son Marc Engels
Montage Stéphanie Mahet
Distribution Les Films du losange
Avec Lubna Azabal, Rasha Bukvic, Faouzi Bensaïdi, Grégory Gadebois, Ralph Amoussou
Sortie en salles en France le 13 février 2012
Mention Spéciale dans La Catégorie Meilleur Film Doha Tribeca Film Festival
Consultez le dossieir de presse
Les films de Nadir Moknèche
2012 Goodbye Morocco
2007 Délice Paloma
2004 Viva Laldjérie
2000 Le Harem de Mme Osmane
Courts métrages :
1995 Jardin
1994 Hanif
Entretien Benjamin Stora - Nadir Moknèche
Benjamin Stora :
Quand on sort du film, on se
dit tout de suite : « Ah la la ! Lubna Azabal est superbe en héroïne de film noir, la femme fatale, manipulatrice, mante religieuse… » Le
rôle a-t-il été écrit pour elle ?
Nadir Moknèche :
J’étais dans une phase difficile d’écriture. Le personnage de Dounia Abdallah
n’était pas, on va dire, « au point. » Lubna me laisse un message me disant qu’elle était à Paris et qu’elle voulait dîner avec moi. Ça faisait plusieurs
années qu’on ne s’était pas vus. Je l’attendais au restaurant. Elle était en retard. _ Tout à coup, je la vois, éclairée par les lampadaires, qui s’avançaiti. Elle avait changé physiquement. J’ai même eu un peu de mal à la reconnaître. Et là, j’ai
revu Kathie dans La Griffe du Passé allant au rendez-vous avec Jeff. C’est une magnifique scène de rencontre, où Kathie apparaît d’abord dans la pénombre, puis elle se dévoile sous la lumière du soleil d’Acapulco. Ce soir-là, je n’ai rien dit à Lubna.
En rentrant chez moi, j’ai revu le film de Tourneur. Et j’ai commencé à travailler sur le personnage de Dounia en pensant à elle. La narration non linéaire m’est apparue comme une évidence, avec l’avant et l’après de cette fameuse
nuit, qui va déterminer leur destin à tous
B.S :
Pourquoi ce choix d’une narration non linéaire ?
N.M :
La disparition de Gabriel est le summum de la violence, la scène primitive au sens propre et figuré. Tout se joue à cet instant-là. À quel moment doit-on la révéler aux spectateurs ?
C’est aussi une histoire où le passé vient sans cesse resurgir dans le présent des personnages : la fresque, l’enfance de Dounia et d’Ali, l’ex-mari, le corps de Gabriel…
Mon autre préoccupation était de traiter de sujets complexes (le statut de la
femme, les harragas, les rapports nord/sud…) sans mettre les personnages au service d’une analyse ou d’une cause. La construction non chronologique me paraissait être un outil efficace, et qui permet de tenir le spectateur en haleine.
B.S :
Je trouve que les éléments constitutifs du film noir, comme la fatalité tragique, la relation perverse et empoisonnée entre le passé et le présent, correspondent bien aux sociétés arabes d’aujourd’hui. Les personnages sont pris dans des situations qu’ils ne maîtrisent pas, et acculés à des décisions désespérées. L’acte, même si
c’est Ali qui l’exécute, rend Dounia dure. On se dit : « Comment peut-elle aller jusqu’à là ? »
N.M :
J’ai remarqué qu’au cinéma, on avait du mal avec les personnages de femmes « dures », sauf quand c’est traité en « burlesque » comme chez Tarantino. C’est encore pire quand c’est une femme arabe.
B.S :
Ça dérange toujours de voir des femmes de pouvoir, qui dirigent des hommes, et pas seulement en Orient ou au Maghreb. Quand on connaît de l’intérieur les sociétés arabes, on sait bien que les femmes exercent le pouvoir dans l’espace privé.
Ici, la transgression provient de l’exercice de cette domination matriarcale
dans l’espace public, sur le chantier…
N.M :
Je ne peux pas écrire un personnage de femme arabe autrement. On voit bien (comme en Tunisie aujourd’hui) que le statut de la femme est constamment remis en question. C’est l’obsession perpétuelle des sociétés musulmanes.
Certes, Dounia n’est ni lapidée, ni enfermée. On lui retire juste la garde de son fils. Elle a le droit de l’embrasser entre deux portes. On va jusqu’à la menacer de ne
plus le voir.
Et pourquoi ? Parce qu’elle aime un homme d’une autre religion, d’un autre pays. Elle sait que de l’autre côté du détroit, à 12km de Tanger, une femme peut épouser qui elle veut (même une autre femme !). Elle se dit : « Pourquoi pas moi ? »
B.S :
Le film s’inscrit dans ce grand mouvement d’individualisation qui a commencé dans le monde arabo-musulman ; volonté d’autonomie, de direction de son destin, de ses intérêts, de ses intérêts matériels aussi... Tous les personnages veulent décider pour eux-mêmes, être en prise avec leur propre vie, jusqu’aux ouvriers sénégalais, à commencer par Gabriel… Certains y perdent la vie.
N.M :
C’est mon combat, refuser de n’être qu’un maillon d’une chaîne. Je suis parti de la maison quand j’avais 16 ans. Pour moi le personnage de Dounia Abdallah est emblématique de ce combat jusqu’au choix même de son prénom et nom : Dounia veut dire « La vie ici-bas », et Abdallah « Le serviteur (esclave) de Dieu ». Elle va refuser d’obéir à sa loi.
B.S :
Parmi les différents tabous que vous affrontez, il y a celui du mariage nterreligieux. Une musulmane, contrairement à un homme, n’a pas le droit d’épouser un non-musulman. En Egypte, c’est une cause d’affrontement entre Coptes et Musulmans.
Problème qu’on retrouve aussi en France. Les enfants issus de ce type d’union ne sont pas reconnus dans les pays d’origine, comme le Maroc. Est-ce que ce n’est pas une plus grande provocation en choisissant un Serbe, quand on sait ce qui
s’est passé dans l’ex-Yougoslavie ?
N.M :
La rencontre avec Rasha Bukvic m’a renvoyé à mon enfance algéroise. J’avais à l’époque des camarades Yougoslaves. Bien sûr, j’ai pensé à un architecte français ou espagnol, mais on aurait toujours pu soupçonner Dounia d’être avec lui par intérêt. Dimitri est un peu comme les marocains ; il ne peut pas avoir de visa pour l’Europe. Un « va-nu-pieds », comme dit Ali.
B.S :
Il reste l’étranger qui n’arrive pas à rentrer dans cette société. Pourtant, il aime ce pays, sans pouvoir le saisir. Il écarte les rideaux, il regarde à travers des portes, il tend l’oreille…
N.M :
Dounia et Dimitri ne sont pas étrangers l’un à l’autre. Lui aussi vient d’un pays schizophrène, une société où tous les rôles sont fixés, où c’est le groupe, la tribu qui prédomine. En s’installant à Tanger, il se libère d’un carcan pour tomber dans
un autre. Et c’est pour ça qu’il se laisse embarquer dans cette affaire de trafic.
B.S :
Le Nord du Maroc est connu pour le trafic de haschisch. Vous avez préféré un trafic de pièces archéologiques. C’est quoi cette fresque, c’est une Vierge ?
N.M :
C’est une orante, une femme en prière. C’est caractéristique de cette période des premiers siècles, avant que le christianisme ne devienne la religion officielle de l’empire Romain. Je savais qu’au Maroc, il y avait un réseau de trafic de pièces archéologiques avec l’Europe. Comme je m’intéresse à cette période des premiers temps de la chrétienté en Afrique du Nord, j’ai choisi une fresque paléochrétienne.
B.S :
Le Christianisme est associé à la présence européenne du 19ème et 20ème
siècle, justement à travers la ville de Tanger, cosmopolite. On oublie que les Pères de l’église étaient en majorité berbères : les Tertullien, Augustin…
On a l’impression, fausse, que l’Histoire du Maroc, du Maghreb, commence avec l’Islam. Et tout à coup, le passé surgit. Ce passé qu’on veut enfouir, oublier à jamais.
N.M :
J’ignorais moi-même cette histoire, mon histoire. L’unique entorse que j’ai faite à la vérité historique, c’est que les Berbères, contrairement à leurs coreligionnaires romains, étaient contre la représentation figurative. La symbolique orante / Dounia me semblait intéressante.
B.S :
Somme toute, il s’agit d’un drame amoureux : deux hommes qui aiment la même femme, trois avec l’ex-mari. J’ai été très touché par Ali : émouvant, sensible, souffrant d‘une grande solitude ; le voir dans sa petite chambre, son lit à une place, ses perruches. On vous connaît pour vos très beaux rôles de femmes. C’est votre premier grand personnage masculin, et il parle uniquement en arabe.
N.M :
C’est bien la première fois que j’écris un personnage masculin important, et des dialogues dans ma langue maternelle. Ça peut prêter à sourire, mais Ali est rentré dans l’histoire par effraction. Je ne l’ai pas vu venir, jusqu’à ce qu’il s’impose. Au fur et à mesure que le scénario avançait, il s’est hissé à la hauteur de Dounia, lui le fils de la bonne.
Ali est amoureux d’elle depuis toujours. Mais, il n’arrive pas à lui parler, à la séduire. Et ce n’est pas réductible à la question de la classe sociale, même si elle est centrale.
B.S :
Il y a beaucoup d’hommes comme ça dans le monde arabe, qui n’arrivent pas à aller jusqu’au bout de leurs sentiments, avec cette pudeur qui les caractérisent. L’interprétation de Faouzi Bensaïdi est remarquable.
N.M :
Nous avons travaillé le rôle en pensant en effet à ces hommes solitaires, sans famille, habitant dans des hôtels miteux de la casbah, ou dans des hammams.
B.S :
Les personnages des vigiles sont aussi très représentatifs de cette misère sociale
qu’on rencontre au Maroc, et qui provoque par moments une grande violence.
N.M :
On pense aux kamikazes de Casablanca ! Ali a un comportement kamikaze. Au lieu d’être fou de Dieu, il est fou d’une femme.
B.S :
Dounia et Ali ont grandi ensemble. La scène chez lui est d’autant plus terrible. Elle
va jusqu’à le traiter d’esclave. Elle est… j’allais presque dire castratrice.
N.M :
Elle ne veut plus lui laisser aucun espoir. Dounia se rend compte qu’elle est attirée par Ali. Peut-être parce qu’il lui montre jusqu’où il peut aller pour elle. Elle va enterrer le passé qui l’empoisonne. Elle va domestiquer sa passion. Rien ne
doit contrarier son projet de partir avec son fils et son amant.
B.S :
Au commissariat, elle a un très beau geste. Elle lui caresse le visage. C’est-à-dire qu’elle accepte son amour d’une certaine façon.
N.M :
Elle pourrait l’attendre à sa sortie de prison.
B.S :
On pourrait parfaitement imaginer cette
histoire en Algérie. Pourquoi vous avez choisi
le Maroc ?
N.M :
Je suis de facto interdit de tournage en Algérie. Il y a eu un refus de visa d’exploitation pour Délice Paloma. Comme on m’a amputé de ma source d’inspiration, il a fallu que je coupe émotionnellement avec Alger. Je n’y ai plus remis
les pieds depuis août 2006.
B.S :
Ils ont eu peur d’un film ! Ça en dit long sur l’état de fragilité de l’Algérie aujourd’hui… Vous ne vouliez pas vous battre ?
N.M :
Réaliser un film est un combat. J’ai mis plus de cinq ans à faire Goodbye Morocco. Surtout quand l’histoire se déroule dans cette partie du monde, peu d’argent est disponible. Et puis il y a toujours le risque de la censure dès qu’on parle
de nudité, de religion, enfin tout ce qui m’intéresse dans un film.
B.S : Dès la scène d’ouverture du film, on se dit : « Nadir Moknèche ne lâche rien. Il continue à montrer la liberté des corps, la sexualité, la violence - le corps d’une femme fumant une cigarette, manipulant de l’argent ». Le personnage est campé d’entrée de jeu.
Cette extrême liberté, les questions touchant à l’homosexualité, sont des choses difficiles à accepter. Fersen pouvait-il ne pas être homosexuel ?
N.M :
Le tourisme sexuel au Maroc, et en particulier celui des gays européens, est un secret de polichinelle. Je ne pouvais pas filmer Tanger sans le montrer. L’esprit de Paul Bowles est toujours là… Le personnage joué par Grégory Gadebois est très loin du cliché. On s’attend à ce qu’il soit avec un Marocain : non, il est avec un Nigérian.
B.S :
La lumière de Tanger est particulière (plutôt blanche) à cause certainement de l’Atlantique, et de ce fameux vent d’est (le chergui). Hélène Louvart a fait la lumière de votre premier film tourné au Maroc. C’est pour cette raison là que vous revenez vers elle ?
N.M :
Au-delà de ses qualités artistiques, Hélène est quelqu’un de formidable, qui ne trahit jamais votre mise en scène. Je savais qu’elle allait restituer l’atmosphère du film noir : la moiteur, le brouillard…
B.S :
Le choix de Tanger est une façon pour vous de retrouver Alger ?
N.M :
Tanger en soi n’est pas une belle ville, contrairement à Alger, ou à d’autres villes au Maroc. C’est son site qui est exceptionnel, un cadre idéal pour mon histoire : l’entre-deux, la frontière, la porte de l’Europe, le passé pré-islamique, et toutes ces affaires de spéculations immobilières.
Un architecte suisse m’a raconté l’histoire de cette femme marocaine pour qui il travaillait, qui était promoteur immobilier spécialisée dans les terrains inconstructibles en bord de mer. Elle pouvait aller jusqu’aux menaces de mort si elle n’obtenait pas ce qu’elle voulait. Il n’a pas voulu m’en dire plus…
B.S :
Après tout ce parcours extraordinaire, cette femme, qui veut absolument s’évader de tout, casser les codes, revient à la norme. Est-ce qu’on aurait pu imaginer une autre fin ?
N.M :
Il y a mort d’homme ! Dounia est cassée. Elle retourne à la case départ. Ça ne signifie pas qu’elle est finie. Maintenant, on peut toujours imaginer une autre fin, un « happy end ». Personnellement, j’ai peu d’espoir dans ce qu’on appelle le printemps arabe. Peut-être parce que je suis trop pressé de voir le changement. C’est dû sans
doute à l’air du temps.
B.S :
Vous ressemblez à vos personnages. Si on prend le phénomène des « harragas », ils s’en vont parce qu’ils disent : « moi, je n’ai pas le temps d’attendre » que politiquement, idéologiquement, culturellement, religieusement, toutes ces choses-là soient réalisées. On n’attend plus. On a déjà perdu beaucoup de temps.
N.M :
Beaucoup ont effectivement ce désir de partir sans attendre. Au moment de quitter Tanger à la fin du tournage, à la douane, un jeune policier me demande le titre du film… Je lui dis : « Goodbye Morocco ». Il éclate de rire et me répond : "Inch’Allah".