Titre original Finemachiyamoché
Année 2007 / 90’
Scénario Hassan Benjelloun
Avec Simon Elbaz (dans le rôle principal de Shlomo), Rim Chmaou, Ilham Loulidi, Abdelkader Lotfi, Hassan Essakalli, Mohamed Tsouli...
Une rareté dans le cinéma marocain, en particulier, et plus encore dans le cinéma arabe, en général.
La sensibilité de l’histoire
Où vas-tu Moshé ?, de Hassan Benjelloun, sortie en salles le 9 juin.
par Antoine de Baecque
Voici un film d’histoire beau par ses détails. Un déhanchement de danse du ventre, un vieil
homme qui joue du luth, une photo jaunie d’ancêtres, une torah posée sur une mosaïque arabe,
un sourire maquillé de rouge à lèvres, un bout de tissu mauve, un verre de bière sans
mousse,…Car tous ces détails représentent précisément l’attachement au passé, à une
civilisation, à une culture, qui se révèle le moteur historique du film de Hassan Benjelloun.
Nous
sommes à Bejjad, bourg des hauteurs de l’Atlas marocain, en 1963. Le pays est indépendant
depuis peu, Mohamed V règne, les Français sont partis. 300 000 juifs vivent là, dans les
grandes villes comme Fez, Meknès, Marrakech, mais également dans les petites communautés
plus reculées, tel Bejjad.
Des juifs qui n’ont jamais connu que leur village : ils sont artisans,
commerçants, médecins, enseignants, pharmaciens, rabbins, et ont créé sans forcément le
savoir, mais avec une sensibilité synchrétique étonnante, une culture judéo-maghrébine aussi
vivante que vibrante.
Art des couleurs, des saveurs, des odeurs, des langues, des musiques,
du mouvement, sa sensualité s’exprime dans ce film à travers mille ornements. Et la première
qualité d’Hassan Benjelloun consiste à savoir regarder ces multiples signes d’une culture
raffinée et chatoyante sans jamais s’appesantir ni fabriquer du cliché folklorique.
Depuis 1948 et la création d’Israël, des organisations sionistes font passer clandestinement des
familles entières du Maroc vers le nouvel État. Avec la décolonisation, ce mouvement
s’accélère. L’exil est désormais massif, profitant aux musulmans qui rachètent à bas prix les
terres, les boutiques, les maisons, les biens, et occupent vite les places laissées libres. Il n’y a
pas de politique anti-juive mais une arabisation pratique et concrète.
Les juifs partent pour Israël, mais aussi la France, les États-Unis, le Canada, emportant leur culture dans une valise,
laissant sur place une part d’eux-mêmes qui les rattrape vite, tout en demeurant à jamais perdue : la mélancolie.
Le héros d’Où vas-tu Moshé ? s’appelle Shlomo. Il est horloger, mais également musicien,
jouant de son luth pour faire danser et chanter les habitués du bar de Mustapha, là où
musulmans, juifs et français ont longtemps cohabité dans l’amour de l’ivresse, de la musique,
des conversations et des amitiés de la nuit. Tous les juifs partent, sauf Schlomo, qui n’arrive
pas à quitter Bejjad, sa ville pour toujours, ni ses amis, à la vie à la mort. Il a laissé partir sa
femme et sa fille, Rachel, qui ont gagné Israël après un long voyage en bus, en barque, en
bateau, où ils attendent — et déchantent — dans un camp d’arrivants, que le pays de leur rêve veuille bien d’eux. Mais les émigrés d’Europe passent d’abord et ils se retrouvent citoyens de seconde zone.
A Bejjad, cependant, Shlomo trouve un rôle en or : il est bientôt le dernier "non-musulman", permettant en cela au bar de Mustapha de rester ouvert — un article du code civil marocain l’autorise —, malgré les pressions moralisatrices du conseil municipal et des autorités religieuses qui voudraient fermer au plus vite cet espace d’interdit où se débitent toutes sortes de boissons alcoolisées.
Choyé et protégé par les uns, qui ne veulent pas renoncer à cette
douceur de vivre judéo-musulmane, vilipandé et poussé à partir par les autres, qui voudraient rester entre eux, Shlomo hésite. Ce sont justement ces hésitations qui habitent le film et élargissent son nuancier de sentiments, de sensibilités, de pratiques, de gestes, d’habitudes, tout ce qui confère, ici, tant d’épaisseur à l’histoire et de densité à sa reconstitution, loin de tout
manichéisme et de tout simplisme.
Rendons également hommage à Simon Elbaz, qui joue Shlomo, acteur tout en finesse, lui-même musicien et joueur de luth réputé : à lui seul, il incarne
le Matrouz, ce dialogue musical et poétique interlinguistique et interreligieux.
Il n’y a plus que 3000 juifs au Maroc, mais la culture si particulière de cette terre est encore vivante, essaimée aux quatre coins du monde. Où vas-tu Moshé ? parvient à la faire voir, presqu’à la faire sentir.
Antoine de Baecque, critique & historien du cinéma
paru dans le magazine L’HISTOIRE de juin 2010.