Année : 1992
Durée : 100’
Scénario : Nouri Bouzid
Montage : Kahéna Attia
Images : Alain Levent
Son : Hachemi Joulak
Musique : Anouar Brahem
Distribution : ArtMattan Productions
Avec Abdellatif Kechiche, Jacques Penot, Ghalia Lacroix, Manfred Andrae, Mustapha Adouani, Ahmed Ragoubi, Adel Boukadida, Sondos Belhassen...
Bande Annonce (VOSTA)
INTERVIEW DE NOURID BOUZID
Comment avez-vous eu l’idée de ce scénario ?
La vénalité masculine est rarement montrée au cinéma, ou de façon édulcorée. Je voulais avant tout installer une dramaturgie dans le rapport Orient-Occident, en évitant le côté économique et politique, pour rechercher davantage les incidences psychologiques, culturelles, les effets de civilisation. Ce conflit entre l’Orient et l’Occident ne m’intéressait pas, je trouvais plus important d’évoquer les situations créées par ce rapport entre deux civilisations. Ce conflit se cristallise à l’intérieur des personnages, en particulier celui de Roufa. Dans le double rapport qu’il entretient avec les étrangers, ses clients d’une part, et avec les siens d’autre part. Cette dualité ne peut être vécue sans douleur. Le choix d’un gigolo me permet aussi d’aborder et de développer un personnage moderne. Nous sommes abreuvés de littérature et surtout de produits audiovisuels fabriqués pour une télévision grand public, généralement réalisés par l’Egypte, où la dramaturgie très académique refuse ce genre de personnage. Ces gigolos sont représentatifs de notre société qui se nourrit de fausses illusions. Les gens se confrontent au vide quand ils veulent se projeter dans l’avenir, par manque de moyens, par frustrations et privations... Et par absence de débouchés, surtout sur le plan culturel. Le terme "Bezness" est devenu, chez nous, un terme générique. Un projet qui part de rien, échafaudé sur du rêve et qui parvient malgré tout à s’accomplir dans une sorte d’équilibre instable, sous la forme de fantasmes éphémères. Un équilibre précaire qui se brise très vite et qu’on ne peut supporter que sur quelques années, les années de la jeunesse.
Vous savez tout du "Bezness" ! Comment vous-êtes-vous documenté sur le sujet, avez-vous rencontré ces jeunes gigolos ?
Pendant plus d’un an, j’ai réalisé une série d’enquêtes et d’interviews en vidéo. Toute la fiction du film s’inspire de faits réels. Les techniques, les ruses, les trucs des gigolos sont absolument authentiques. Le coup de la lettre par exemple. Ils sont parfois un peu encombrants et leurs comportements n’échappent pas toujours à la vulgarité. Je n’ai pas voulu les punir ou les condamner, mais plutôt les sublimer pour les rendre attachants. Je voulais montrer des personnages dans des situations limites, un peu comme dans la tragédie grecque. Ils essaient d’aller jusqu’au bout de leur destinée. En défiant cette dégradation sociale, ils jouent un jeu dangereux. J’ai volontairement fait abstraction du contexte économique et commercial pour m’attacher exclusivement à tout ce qui ébranle un être intérieurement. Donc tout ce qui est en rapport direct avec l’émotion, l’affection, le sentiment, le corps, le sexe.
Présentez-nous vos trois personnages. Roufa dit : "Je vends un peu de rêves... Je suis sorti des Mille et Une Nuits".
Roufa n’a pas sa place dans la réalité sociale, il n’existe qu’à travers le rêve. En évoquant les Mille et Une Nuits, le cliché type de l’Orient, Roufa reste en filiation directe avec l’imaginaire, les fantasmes d’un occidental par rapport à l’Orient. Roufa est macho et phalo, il vend son sexe et sa virilité, mais je tenais à l’exprimer de façon artistique, en adéquation avec notre culture patrimoniale. Je voulais aussi qu’il se trouve piégé par ce dilemme à la fin du film. Confronté à la réalité, toutes les tracasseries quotidiennes l’assaillent et il n’est plus le beau brun sur lequel on fantasme, l’éphèbe que l’on rêve de caresser, mais le type qu’il faut nourrir, loger, dont il faut laver les affaires sales, etc...
Roufa rêve d’émigrer.
Il n’a pas de fonction précise dans la société, il n’est pas ouvrier, employé, il n’est pas dans un cycle de production... Il reste un marginal, un artiste, un rêveur, par son "boulot". Dans sa tête, il est toujours à l’étranger. Il rêve d’être pris en charge. Ailleurs, il croit pouvoir avoir d’autres moyens de subsistances. Il veut partir pour échapper à une réalité qu’il refuse, qu’il se cache. Mais en même temps, il se montre hésitant. Dès le début du film, il parle de "raccrocher". Il est partagé entre faire le "saut", partir, ou se confronter à la dure réalité avec courage, celle de fonder un foyer, de se ranger. Il rencontre des gens qui viennent dans son pays s’offrir une part de rêve. Chacun rêve de ce qu’il n’a pas. Au départ, je voulais appeler le film "Rêves Brisés". Le client allemand, installé depuis seize ans à Sousse dit : "Si on veut aller au bout de ses rêves, on les brise". Nous vivons une époque où la plupart des jeunes rêvent de partir vers le nord. Pour eux, le Nord représente l’assurance de la sécurité à long terme. Le commissaire de police dit : "Vous voulez tous partir, et résultat, on a des clandestins, des taulards, des sidéens...". J’ai tenu à ce que cette phrase soit prononcée par un local, pour éviter toute lecture raciste. C’est là la dure réalité des faits.
Roufa a une double morale. Permissif sur ses actes, et répressif à l’extrême envers les siens, sa famille, sa fiancée.
Plus les garçons ont des relations faciles avec les femmes, plus ils craignent pour leurs propres femmes. Les hommes ne veulent pas l’avouer mais plus ils sont permissifs, plus ils sont jaloux. Ils ont peur. Peur que leurs femmes soient traitées de la même manière qu’ils utilisent les étrangères.
Que recherche Fred ? Il définit sa quête par : "C’est le voile invisible qui m’intrigue".
Fred a envie d’aller au bout du labyrinthe. A travers ce personnage de trouble fête, j’ai voulu montrer que l’arabe n’est pas le seul à troubler l’ordre des choses. Ma fascination pour Pasolini m’a inspiré ce personnage. Comme dans Théorème, Fred est un perturbateur, un révélateur. Le film est écrit du point de vue de l’oriental, j’ai choisi de me situer du côté des miens. Et l’occidental reste une énigme pour nous. Fred représente un peu le personnage du fou dans La Strada, il n’a pas idée du danger de ses actes. Il révèle la cassure qui existe entre Roufa et Khomsa et l’absurdité du double rapport entre eux.
D’autant plus perturbateur que Fred, en photographiant, se confronte à un pays où le tabou du regard est lié à l’interdit religieux.
Absolument. J’ai tenu à développer une scène où Fred risque de se faire casser la figure et confisquer son appareil, parce que l’image est un tabou et un interdit. Je ne suis pas croyant, mais tout le monde respecte ce principe de l’Islam : "Si vous pratiquez un vice, faites-le dans le secrêt". Cette phrase de Mahomet, qui n’est pas dans le Coran, a valeur de loi. Ce principe exprime parfaitement l’hypocrisie sur laquelle est construite la morale musulmane.
Khomsa est le personnage le plus perturbé, elle est partagée entre la tradition et l’avenir. Vous montrez parfaitement la condition d’une jeune femme musulmane émancipée.
Khomsa est le personnage le plus abouti, celui qui fait le plus de chemin à travers le film. Elle est jalouse et complice car elle n’ignore rien des agissements de Roufa. Et pour cette raison, elle utilise avec Roufa le chantage affectif. Mais dès la première scène, elle demande à Roufa : "Trouve un travail. Tu te fais des illusions, tu te mens, tu entraînes mon plus jeune frère. Et tu te fais toujours mettre à la porte par la vieille qui devait te garder en Europe...". Elle est lucide, mais elle l’aime ! Elle est partagée entre la peur et le désir. Elle tente de se débarrasser de la présence physique et intérieure de Roufa en s’approchant de Fred. Elle l’utilise. Khomsa est le seul personnage qui s’en sortira indemne.
Après avoir "expié" sa faute dans la scène de transe au marabout ?
Oui, elle sort indemne justement parce qu’elle a expié. Mais je voulais qu’à la dernière image du film, on la voie marcher, seule sur la plage, libérée de tout. Khomsa ne s’est pas réfugiée dans la tradition, elle a pris une distance par rapport à la domination de l’homme.
A travers "Bezness", vous montrez toute une déstabilisation culturelle, psychologique, affective, vécue par cette génération.
La réalité est pire encore... Mais je ne voulais pas faire un film de dénonciation politique ou sociologique. Il y aurait des sujets beaucoup plus graves à traiter actuellement. Le désarroi que j’évoque à travers le personnage du jeune Navette par exemple. Lui représente l’avenir. J’ai préféré tenter de provoquer une réfléxion en profondeur chez le spectateur en l’atteignant dans ses émotions.
Une société patriarcale pousse inévitablement aux transgressions ?
Non seulement elle pousse mais elle comporte en son sein une transgression quotidienne, cachée. Sous le voile... Dans mon précédent film "L’homme de Cendres", j’ai montré une société patriarcale basée sur l’agression de l’individu, de l’enfant, par rapport au groupe. L’individu transgresse en permanence cette société dans le secret ou sous forme de fantasme. C’est pour cela que les rapports sont beaucoup plus tragiques et complexes que dans la société occidentale moderne.
La civilisation du loisir provoque cette foire de sexe dans toutes les zones touristiques, aux quatre coins du monde. Le "Bezness" ne se limite pas au littoral tunisien.
En effet, le film aurait pu, à quelques situations près, se situer en Grèce, en Turquie, en Italie... J’ai essayé d’éviter le côté sociologique et conjoncturel pour privilégier "la fable".
A la fin du film, les trois personnages ont évolué, chacun se trouve face à un nouveau destin.
Le destin de Roufa s’exprime à travers le petit gamin, Navette. Roufa s’éloigne de son "Bezness", il décroche, mais le cycle reprend avec une nouvelle génération représentée par Navette. A la fin du film Navette entonne une chanson qui sublime le "Bezness". La même situation continue de façon encore plus complexe. Fred s’aperçoit qu’il n’a eu de rapport avec cette réalité sociale qu’à travers son appareil photo, à travers un regard qui médiatise cette société. Il finit par détruire l’objet, l’appareil. Il s’est rendu compte trop tard qu’il aurait dû regarder avec ses yeux et non pas à travers un objectif. Son évolution est brusque et rapide. Khomsa se débarrasse de Roufa en utilisant l’homme occidental comme point d’appui. Son seul salut est de se libérer de l’emprise de l’homme. C’est le seul salut des femmes arabes. Khomsa a réussi à se libérer. Son nom est symbolique, c’est la main de Fatma. La dernière image du film où on la voit marcher seule sur la plage exprime cette liberté acquise. Elle est libre de tout, même de son corps.