Année 2010 / 138’
Scénario Olivier Lorelle, Rachid Bouchareb
Image Christophe Beaucarne
Montage Yannick Kergoat
Musique Armand Amar
Producteur délégué Jean Bréhat
Coproducteurs Abdelkrim Bouchareb, Jamel Debbouze, Mustapha Oriff, Olivier Dubois, Adrian Politowski, Gilles Waterkeyn, Tarak Ben Ammar
Production Tessalit Productions, Tadrart Films
Coproduction Tassili, Studio Canal, France 2, France 3, Novak Productions
Distribution Studio Canal
Sortie 22 septembre 2010
Avec Jamel Debbouze (Saïd), Roschdy Zem (Messaoud), Sami Bouajila (Abdelkader), Chafia Boudraa (la mère), Bernard Blancan (colonel Faivre), Sabrina Seyvecou (Hélène), Asaad Bouab (Ali)…
Commentaires de Carole Milleliri
Avant la projection, on se trouve partagé entre l’excitation de découvrir sur l’écran des événements que le cinéma de fiction n’a encore jamais mis en scène et l’appréhension de ne pas être apte à juger le traitement cinématographique d’événements historiques méconnus, présentés avec une inévitable partialité. À la sortie, on se trouve noyé sous le poids d’un sujet imposant et complexe, présenté dans un emballage spectaculaire produisant une fascination trouble. Face à un film hésitant entre blockbuster à la violence cathartique et œuvre de mémoire réflexive, difficile de ne pas hésiter soi-même. De quoi Bouchareb veut-il vraiment nous parler ?
De la difficulté de résumer un film hybride
Depuis le début de la promotion du film, pour faire oublier l’absurde polémique cannoise, Bouchareb présente son film comme une saga familiale à grand spectacle, élaborée sur un patchwork de références cinéphiliques. Si le désir de l’Algérie de se libérer du joug de l’État français dans les années 1950 apparaît d’un bien-fondé évident, l’organisation d’une résistance armée sur le sol français à cette même période demeure plus compliquée à soutenir sans réserve. Mais le cinéaste cherche à éviter de possibles débats houleux sur l’envers du décor de la décolonisation, qui constitue pourtant l’ossature de son film. Hors-la-Loi n’est pourtant pas seulement une saga familiale à l’esthétique transnationale, inspirée des films de gangsters, entre Scorsese et Melville, avec une touche italienne de Rocco et ses frères (pour résumer le discours bien rôdé du réalisateur). Si tout cela transparaît à l’écran, il est impossible de ne pas considérer aussi et avant tout Hors-la-Loi comme un film historique. Les choix scénaristiques témoignent d’ailleurs de cette volonté. Il n’est pas anodin que les personnages incarnés par Jamel Debbouze, Sami Bouajila et Roschdy Zem portent les mêmes prénoms que ceux d’Indigènes (2006) et que l’intrigue commence là où s’achevait ce dernier, en 1945. Rachid Bouchareb nous invite à poursuivre un voyage chronologique dans une autre histoire de France, où il interroge notre mémoire défaillante, rappelant la complexité fondamentale des liens entre deux pays, la France et l’Algérie, ces sœurs ennemies à l’harmonie sans cesse contrariée par la volonté de l’une de dominer, voire d’absorber l’autre. On a pourtant l’étrange impression que Bouchareb n’assume plus la démarche clairement historiographique à l’œuvre dans Indigènes. Et alors que les personnages d’Indigènes étaient construits comme des victimes suscitant facilement l’empathie, ceux d’Hors-la-Loi refusent cette position victimaire. Leur rébellion compréhensible contre l’autorité française est cependant bien le sujet d’un film hésitant à affirmer pleinement son engagement.
Enfants, trois frères algériens voient leur destin basculer le jour où leur famille est expropriée de ses terres au profit de colons français. Une fois adultes, Messaoud (Roschdy Zem) combat en Indochine, alors qu’Abdelkader (Sami Bouajila) et Saïd (Jamel Debbouze) vivent à Sétif. Nous sommes en mai 1945. Les manifestations pour l’Indépendance tournent à l’émeute, quand un jeune Algérien est abattu pour avoir simplement brandi fièrement le drapeau de son pays. Victime collatérale d’un conflit naissant, le père des trois protagonistes trouve la mort dans cette débâcle, où le vent d’une colère endémique est réprimé avec fermeté par la police et l’armée françaises. Abdelkader est arrêté comme de nombreux militants et rumine en prison. Il retrouvera les siens à Paris, où Saïd et sa mère vivent désormais dans la saleté du bidonville de Nanterre. Saïd progresse de petites combines en trafics jusqu’à ouvrir une boîte de nuit à Pigalle et un club de boxe, n’envisageant son indépendance que par la réussite financière. Mais Abdelkader veut lutter pour obtenir celle de sa terre natale depuis Paris. Assisté de Messaoud, il va emporter les membres de sa famille sur la voie de la violence armée, en intégrant le FLN.
De la violence filmique
Si les scènes de règlements de comptes se multiplient et si l’on voit fuser le feu et le sang, la dimension spectaculaire d’Hors-la-Loi (un peu mégalomane dans son esthétique gangstériste) ne conduit pas à glorifier l’action terroriste. On nous décrit un cheminement progressif vers un engagement radical, aux motifs divers : de la conviction profonde et du comportement presque sacerdotal d’Abdelkader à l’implication tardive de Saïd, dans un élan d’amour fraternel. La qualité du film ne doit d’ailleurs pas être recherchée dans les scènes d’action grandiloquentes, au rythme parfois hasardeux, mais dans les moments intimistes où se révèle l’instabilité d’hommes profondément meurtris. Bouchareb sait utiliser les corps et les visages de ses acteurs pour figurer les souffrances et les aspérités de leurs personnages, comme il l’a déjà prouvé avec un film confidentiel comme London River (2009). Ici, il parvient à guider Jamel Debbouze vers une sobriété fascinante, dans le rôle d’un fils aimant et d’un frère désabusé. Sous les traits contrariés d’un Roschdy Zem froid et mutique, presque effrayant, Messaoud est davantage marié au FLN qu’à cette femme du bidonville, à laquelle il accorde à peine un regard. Quant à Abdelkader (Sami Bouajila), son engagement militant le conduit à mener une vie monacale dans un appartement à la décoration minimaliste. Lorsque dans l’intimité de sa chambre, Hélène, une Française ralliée à la cause indépendantiste, tente de le séduire, Abdelkader se fige, impassible. Tout son corps est littéralement réservé au seul désir de lutter pour son pays, jusqu’à l’absoudre de quelque émotion qui puisse l’en détourner. La sévérité de l’attitude et des expressions de Sami Bouajila témoigne du caractère sacrificiel d’un personnage à l’humanité éteinte.
Contrairement à ce que certains ont craint, Hors-la-Loi ne cherche pas à attiser une quelconque haine raciale. Le désir de revanche et le radicalisme idéologique d’Abdelkader plongent les trois frères dans une logique terroriste, qui les conduit d’abord à s’entre-déchirer, puis à courir à leur perte. Voilà ce qui nous est montré. La violence de leurs actes n’est pas glorifiée et la résistance est présentée à la fois comme l’expression et la source d’une douleur profonde. Quand Messaoud, l’ancien soldat, ôte la vie au nom de la cause, il est même pris de vomissements. La violence se constitue pourtant en réflexe primal chez des êtres irrémédiablement abîmés par une grande histoire, dont ils s’acharnent à devenir acteurs dans l’espoir de retrouver une dignité bafouée. La présence des « porteurs de valise », ces Français agents de liaison du FLN, vient soutenir l’idée que la lutte pour la liberté de l’Algérie était partagée avec une frange de la population française, en désaccord avec la politique nationale, et non une guerre de résistance contre les Français dans leur ensemble.
De l’utilité d’un essai fictionnel
Écrire l’histoire, c’est déjà et toujours raconter une version de l’histoire. Représenter l’histoire à l’écran, c’est s’engager dans l’élaboration d’un point de vue, évidemment rétrospectif, évidemment subjectif, quelque soit la forme choisie. Palabrer sur la vraisemblance de la reconstitution historique relève donc d’une entreprise vaine et inutile. Ici, le choix d’un cinéma de fiction « à grand spectacle », génériquement marqué, sert de mise à distance pour témoigner de cette évidence. Mais la démarche ne s’avère pas forcément payante, puisque le film ne parvient pas à éviter des attaques prévisibles.
Le principal problème du film réside dans son absence de prise de position réelle. En cherchant vainement à ménager tous les publics, il prend le risque de ne laisser en mémoire que ces scènes de violence spectaculaires, qui ont conduit certains à considérer (à tort) le film comme un appel à opposer aujourd’hui Français « d’origine française » et Français « d’origine maghrébine ». Ce que l’on peut reprocher à Hors-la-Loi, c’est plutôt sa polysémie potentielle : Bouchareb n’aurait-il pas tendu, sans le vouloir, le bâton pour se faire battre ? En outre, la méconnaissance supposée de certains faits par un large public et la volonté de justifier la radicalité de ses personnages l’ont conduit à élaborer une première partie de film d’une densité indigeste. Le matraquage d’informations historiques, dont il est difficile de mesurer la fiabilité sur le coup, place le spectateur dans une position inconfortable.
Malgré ses maladresses formelles, Hors-la-Loi a le mérite d’exister pour ouvrir une brèche salutaire : celle du désir de se documenter, de mieux connaître, celle du désir de reconstruire par soi-même et pour soi-même une histoire nationale complexe et parfois obscure. Ce n’est déjà pas rien.
Extrait de Critikat