Année 2006 / 111’
Scénario Tariq Teguiaarticle 169
Distributeur Shellac
Avec Samira Kaddour, Rachid Amrani, Ahmed Benaissa, etc
Commentaires de Mathieu Macheret & Arnaud Hée
Tariq Teguia a discrètement mais fortement et durablement marqué les esprits avec son premier long-métrage. Il a depuis confirmé avec Inland (2008), son second. Si l’édition DVD de Rome plutôt que vous (2006) est tout à fait minimale (le film, rien que le film, pas de suppléments), cette sortie est tout de même une très très bonne nouvelle.
Si Rome plutôt que vous est frappant, c’est notamment en raison de la capacité de Tariq Teguia à se hisser au niveau des enjeux sociétaux algériens, de leur inextricable complexité. La présence d’une urgence n’est pas le gage d’une réussite cinématographique, on a pu notamment s’en rendre compte dernièrement, à propos de la jeunesse iranienne, avec le sympathique mais très confus et pataud Les Chats persans de Bahman Ghobadi. Plus qu’une description ou un témoignage, une caisse de résonance se déploie ici, avec patience. Avec une sagesse et une maîtrise désarçonnantes, une grande variété de formes est convoquée, avec des motifs récurrents, une hésitation quant au statut des images, des ruptures de ton et de rythme. On est en présence de personnages et de paysages à l’image d’un pays : sonnés. Il s’agit d’un film où la dynamique de départ vers un ailleurs est sans cesse contredite par une pesanteur centrifuge, tout y est comme engourdi. La scène d’ouverture, qui revient à plusieurs reprises comme un motif, fait office de programme à cet effet. Un travelling arrière silencieux comme l’hiver baigné par une lumière qui hésite entre jour et nuit. La caméra, d’abord braquée vers le ciel, descend peu à peu, accroche des lampadaires blafards, puis un talus : au loin, la mer. Recherche d’un horizon, d’une respiration : est-ce que l’on part ? Arrive-t-on ? Où ? Nous y voici : Rome plutôt que vous.
À l’image de ces vies en suspens, on découvre des existences et une ville parallèles, la narration se place sous le signe d’une déconstruction et d’une discontinuité qui confinent à la désorientation, elle s’ordonnera davantage dans la seconde partie du film sans perdre son aspect enlisé. Si l’on identifie bien Kamel et Zina, le jeune couple en partance sur lequel Rome plutôt que vous se focalise, on accède aussi à des actions et à des personnages mystérieux : un prédicateur djihadiste, des trafiquants, une étreinte entre deux hommes, un jeune employé autochtone croisant un noir qui lui lance, l’air goguenard, « travail travail ». Et la présence diffuse d’une sorte de loup blanc, sur lequel il s’agira de mettre le grappin : « le Bosco », aussi appelé Ferhat « le marin ». Il dispose d’un pouvoir, non des moindres, celui de faire passer de l’autre côté. On peut croire, un temps, que les intertitres font office de chapitrage, il n’en sera rien ; ce sont des messages glissés dans des bouteilles à la mer, beaux, bruts et touchants. L’un d’eux est redigé à même un carton, il est dressé devant la caméra par un jeune homme : « je suis vivant, on me voit ? » On se débat, mais lentement, difficilement, il règne une atmosphère d’épuisement, ça ne fait que commencer.
C’est un espace chancelant, qui pointe devant nous son fragile édifice. Le quartier de La Madrague, zone « galeuse » où finissent par se perdre Kamel et Zina, suspendu tout entier à son inachèvement, au béton érodé de ses piliers apparents, semble surpris par on ne sait quelle gelée. Tout est poreux, creusé par la non-vie, rongé par les trajectoires vides, menacé d’un effondrement. La jeunesse s’y promène comme au milieu d’une ville en carton, déchirée par la violence qui s’y tapit et qu’elle dissimule mal. Angoisse absolue : une fois rendus dans ce quartier, nos deux personnages, accompagnés d’un ami, ne peuvent plus en sortir ; ils s’enfoncent, absorbés, retenus, tirés par les pieds, et ne s’en échappent qu’avec un flingue sur la tempe.
Le simple fait qu’il s’agisse là d’un film algérien – tout du moins tourné en Algérie, avec des acteurs algériens – qui se donne comme projet de montrer le moment d’un pays, le charge d’une singularité enthousiasmante. Il suit en cela de près la très aimable Maison jaune d’Amor Hakkar. Héritant d’un certain nombre de pistes défrichées par la modernité, le film s’en joue, les digère et les étend à ses beautés particulières, à sa propre et généreuse curiosité. À propos de modernité justement, Rome plutôt que vous fait partie de ces films qui, comme le Profession : reporter d’Antonioni, offrent une illustration littérale de leur trajectoire. Perforé par de longs voyages en voiture, par des marches sur les trottoirs de la ville ou autres déambulations au milieu des ruines, il s’avance comme travaillé au corps par la question du territoire. Teguia en fait même son principal enjeu de représentation. Le film ne cesse alors d’aligner ces courses des êtres, les confronte, et les superpose à leur désir, qui prend lui aussi la forme d’un trajet : partir, quitter l’Algérie. Celui-ci se cristallise dans un geste de Zina, pointant du doigt sur une carte géographique la mince distance physique, infranchissable pourtant, qui sépare l’Algérie du monde occidental : « – Vous êtes ici. – Mais on voudrait être là. » La destination fuyante, située à la fois à l’intérieur des terres (Le Bosco, les faux-papiers) et à l’extérieur (Anvers, la Hollande… Rome), organise une circulation absurde, constamment interrompue par l’égarement, le couvre-feu, la répression policière, le spectre des attentats, le fondamentalisme religieux – autant de frontières supplémentaires et mobiles qui viennent redoubler les frontières géopolitiques – constamment reprise jusqu’au dernier plan du film, qui voit Zina rouler à toute vitesse et offrir au spectateur un splendide regard caméra.
Ce n’est pas la moindre beauté du film que de rendre compte d’un enfermement, pire, d’un lent engloutissement. Ici, la vidéo permet des choses extraordinaires : filmer en basse lumière naturelle, par exemple, la nuit ou au petit matin ; elle permet de capter une lueur fragile, unique, très émouvante. Teguia use d’une palette de couleurs intenses, de larges aplats déployés sur toute la surface de l’écran : on voit, par exemple, au début du film Kamel se faire prendre en photo sur un fond bleu uni qu’on découvrira être le ciel d’une vaste photographie, représentant quelque paradis tropical, lors d’un cruel raccord dans l’axe. On pense également aux virées en voiture la nuit, ou aux quelques scènes sur les quais, au-dessus desquels les éclairages artificiels urbains déversent une rougeur fauve et enfiévrée. Même la grisaille du sinistre quartier de La Madrague s’impose en puissance graphique gonflée de matière, au centre de cette tentation monochromatique où s’installent plusieurs scènes du film. La villa bétonnée du Bosco voit son rigide inachèvement criblé d’échappées bleues, reflets du ciel et de la mer. On pourra dire que ce traitement plastique des couleurs redouble l’écran, y place une barrière supplémentaire qui, justement, fait écran, témoigne d’une nouvelle impossibilité, cette fois-ci, sur le plan du visible. Qu’elles soient vivement saturées ou enfoncées dans une noirceur dévorante, leur intensité fait pourtant moins barrage qu’elle n’amplifie le cri retenu de la matière, tout ce réel chargé et frustré d’une puissance qu’il porte et ne peut déverser. Les plans charrient ainsi un flot de tension brute, une nervosité picturale, témoignant de cette terrible pulsation qui bat sous le visible et le porte à incandescence. C’est le sang qui bat sous la peau d’un visage roué de coups, la gonflant des couleurs d’un hématome. Teguia, loin d’éviter cette violence, loin d’y faire écran, en témoigne avec la grande élégance du décentrement, la distillant, abstraite, dans le bain du plan. Elle n’en apparaît que plus forte, plus insaisissable, infiltrée jusque dans l’air que respirent ses personnages, jusque dans cette lumière qui, déjà, frappe nos rétines.
Le jeune cinéaste a mis près de huit ans à réunir l’argent qui lui permit de tourner Rome plutôt que vous. Un indice y est lancé furtivement sur la période où s’inscrit son récit minimal et qui fait sensiblement écho à cette période de gestation économique, au moment où la police interroge Kamel sur son âge. Celui-ci répond « 27 ans » et donne aussi sa date de naissance : 1972. Au-delà de l’intérêt documentaire à traiter d’une période qui n’est pas immédiatement le présent, mais le précède directement, ces rapides repères soulèvent, par-delà les quelques années traversées pour que le film arrive jusqu’à nous, une question que le spectateur ramène chez lui à la fin de la projection : « Qu’est-ce qui a changé, depuis, en Algérie ? »
Extrait de Critikat
Commentaires de Jacques Mandelbaum - Le Monde
Les nouvelles du cinéma algérien se font rares. En voici une, excellente. Le motif du film n’est pas inconnu : un pays-prison, à la beauté captivante, à l’horizon irrémédiablement fermé, avec sa jeunesse qui tourne en rond et voudrait faire exploser les murs en rêvant d’exil. Sauf que cette histoire, on ne nous l’a encore jamais racontée comme ça, de manière si moderne, si inspirée, si altière, en un mot si remarquable pour un premier long métrage. Un soupçon de Beckett, pour l’attente prolongée et l’absurde circulaire façon Godot. Une pincée de Godard pour l’art inattendu de mettre malgré tout les choses en rapport et en mouvement, à la manière d’un transport clandestin du désir.
En l’occurrence, pour faire simple, celui d’un garçon et d’une fille. Lui, c’est Kamel, elle Zina. Il a la rage au ventre, elle est gracieuse comme une gazelle. Ils sont jeunes, ils sont beaux, mais ils sont malades, d’une maladie qui leur ronge le coeur et qui s’appelle la mélancolie. Ils s’ennuient à mourir, se vivent comme incongrus dans ce paysage d’azur et de cendres, perclus de douleur, embourbé dans la léthargie de ce qui ne change jamais.
Un beau jour, après avoir emprunté la voiture de son oncle, il vient l’attendre impromptu à la clinique où elle travaille. Pour l’emmener prétendument du côté de "la madrague", "là où ça pue", se récrie-t-elle. En vérité, pour retrouver un certain Bosco, marin et spécialiste en faux papiers.
Ils ne le trouveront pas. Du moins pas avant longtemps, et dans un état bizarre. En attendant, ils se lancent dans une longue virée, avec le film qui ne pense à rien de spécial, si ce n’est à leur filer le train. Le résultat, assez fascinant, est une alternance incessante de vitesses, d’états, d’atmosphères. D’un côté, toute la déliquescence d’un pays comme arrêté au milieu du gué, sur fond d’immobilisme et de terreur : villas inachevées, entrepôts rouillés, restaurants désertés. De l’autre, deux corps vibratiles propulsés à coups de travellings et de courts-circuits poétiques à la poursuite de leur propre désir, en se cognant aux parois de murs invisibles.
Peu de péripéties, mais assez saillantes pour marquer l’esprit du spectateur. Un contrôle de police dans un troquet perdu, la violence de l’arbitraire, la raison totalitaire, et l’arraisonnement des jeunes gens sans autre forme de procès. Plus loin, une partie de football improvisée sur une plage avec des gamins, rêve de liberté et de jeu au pied d’un horizon convoité et inaccessible.
Plus loin encore, une halte nocturne chez un commis boulanger, journaliste de son état, la lente montée d’une discussion politique et d’une transe musicale à l’ombre des fournils. L’enjeu de tout cela, c’est l’organisation plastique et le remarquable sens graphique de cette oeuvre qui le délivrent en route. Cela tient tout entier dans le choc du plan fixe et du décadrage, de la dégradation et de la beauté, de l’harmonie et de la violence. Un espace qu’on ne parcourt qu’en fuyant. Un lieu à la fois désirable et inhabitable.
Jacques Mandelbaum - Le Monde - Article paru dans l’édition du 16.04.08.