Année 2002 / 100’
Scénario Amor Hakkar
Distribution France : Diaphana Films
Avec : Hiam Abbass, Maher Kamoun, Hend El Fahem...
Commentaires : SATIN ROUGE aurait pu être un film pesant sur la place de la femme dans les pays du Maghreb. Or, ici on échappe au typique film sociologique. Raja Amari, pour son premier long-métrage, a réussi le pari de retracer la vie d’une femme d’une quarantaine d’années sans tomber dans une chronique sociale sombre.
Cette crainte aurait pu être avérée au tout début du film. Lilia est à la fois cantonnée à sa vie domestique (ménage, course, tricot) et confrontée à l’émancipation de sa fille. Son quotidien n’a rien d’extraordinaire. Qui plus est, elle est veuve et doit s’occuper de tout. Cette situation commune en Europe trouve un écho plus exceptionnel dans les pays arabes où l’absence d’homme est tout juste tolérée. Dans ce film, ils ne sont pas investis d’une mission. Ils restent au second plan et ne sont, finalement, que les clients du cabaret, envoûtés par sa danse orientale voire son amant qui n’est autre que le fiançé de sa fille.
Le quotidien ennuyeux de Lilia se transforme à la porte d’un cabaret où elle découvre le plaisir et la liberté. Elle entame, de ce fait, une double vie et se métamorphose peu à peu sous le regard amusé de sa fille. Le jour, elle reste cette femme au foyer ; la nuit, la danse lui permet de retrouver ses désirs enfouis qui au premier abord la destabilisent. Une résurrection en somme. Ce nouveau mode de vie l’oblige à mentir et à se faufiler en dehors de la maison une fois sa fille endormie. On s’attendait à ce que ce soit l’inverse.
Raja Amari parvient à nous surprendre et ne se contente pas des stéréotypes. Il est vrai qu’elle aurait pu nous entraîner facilement dans l’univers glauque et malsain de la nuit. Or, ici la caméra est focalisée sur Lilia et ne fait qu’effleurer ses sentiments les plus profonds. Tout en non dit, elle parvient à exposer le bonheur que lui procure la danse orientale.
La réalisatrice dresse le portrait de cette femme dont les sens et le corps se réveillent après des années d’ennui et de vie sans pîquant. Jamais insistante, elle filme au plus près Lilia, incarnation de certaines femmes de Tunisie qui aimeraient s’échapper de la routine quotidienne et de la main dominatrice de l’homme. Ce film leur laisse la parole et procure à la danse un moyen d’existence et de métamorphose. De la chrysalide, Lilia est devenue un papillon.
Anne Le Tiec
Entretien avec Raja Amari (Réalisatrice)
Le cabaret, la danse orientale sont-ils un prétexte pour raconter une histoire sur la libération de la femme en Tunisie et de la femme dans le monde arabe en général ?
« J’ai toujours voulu faire quelque chose autour de la danse orientale. J’en ai moi-même fait pendant quelque années au Conservatoire de Tunis. J’ai aussi été nourrie par les comédies musicales de l’âge d’or du cinéma égyptien des années 40-50, qui passent d’ailleurs aujourd’hui sur les télés arabes. Avec ma mère, j’ai découvert et adoré la célèbre danseuse Samia Gamal, le chanteur Farid El Atrache… »
Connaissiez-vous le milieu des cabarets avant le projet de ce film ?
« Non, je n’y avais jamais mis les pieds. Des amis m’en avaient parlé. Mais en Tunisie comme dans tous les pays arabes, c’est un milieu qui a trop mauvaise réputation pour qu’une femme de bonne moralité y aille. J’y suis entrée pour la première fois durant les repérages, avec ma productrice, ma chef op’ et l’actrice principale du film. Bref, tout un aéropage de femmes qui débarquaient là-dedans ! Cela provoquait d’abord de l’étonnement parmi les clients, un silence au milieu des conversations, puis les choses reprenaient leurs cours. Ce n’est pas un milieu agressif… On toutes été très vite adoptée […] »
Était-ce compliqué de faire se rencontrer deux milieux qui s’ignorent apparemment totalement ?
« Il s’agit de deux mondes opposés. Le monde du jour, strict, dominant, prude et le monde la nuit, relâché, marginal, lascif. J’ai voulu à tout prix les faire se rencontrer à travers le personnage d’une femme ordinaire, car ils sont censés ne jamais se croiser dans nos sociétés traditionnelles, où le cabaret est vu comme un endroit glauque et dépravé. Lilia est une femme « normale », une mère de famille exemplaire, avec son sens du devoir et ses convictions sociales. Elle va peu à peu, et presque malgré elle, faire tout ce qui va à l’encontre de l’éducation qu’elle donne à sa fille et de tout ce qu’elle peut lui reprocher ou lui interdire : découcher, fréquenter un garçon… Mais cette mère se laisse entraîner par le milieu du cabaret. Elle y trouve du plaisir. C’est finalement un peu comme si elle prenait la place de sa fille […] »
Mais c’est une nouvelle vie qui n’est pas assumée, qui reste cachée, honteuse…
« Là-bas, c’est un peu la double vie que mène chacun. La double relation homme-femme qui implique des choses cachées. C’est très lié aux sociétés arabes, à un code social contraignant autour de la famille, de la femme et de sa place […] »
Il y a quelque chose d’extrêmement rare, pour un film tunisien, ce sont les deux scènes d’amour et la manière dont vous les filmez. Cela ne risque-t-il pas de provoquer des polémiques à la sortie du film en Tunisie ?
Oui, sans doute… Dans le contexte arabe, ces scènes vont probablement en choquer certains, car on ne montre pas ces « choses-là » de façon si explicite au cinéma. En même temps, le film sort en Tunisie le 8 avril et il a obtenu des co-financements étatiques tunisiens. Nous avons aussi un distributeur algérien intéressé pour le sortir. Pour moi, s’il y a quelque chose de choquant, cela relève plutôt du refus de voir la réalité en face. Dans le film, la mère est veuve mais elle a aussi des désirs physiques. Grâce à ce qu’elle vit, elle en finit avec la moralité étouffante qu’elle s’était imposée. »
Justement, ne craignez-vous pas de choquer, en vous « attaquant » au symbole de la Mère, veuve qui plus est ?
« Il est vrai que ce qui risque de déranger le plus c’est le fait que le personnage principal soit une mère. La mère est censée incarner des codes de bonne conduite sur lesquels se base la société, tels que : la famille, la vertu et les valeurs à transmettre. Lui faire perdre le contrôle de la « bonne moralité », c’est en quelque sorte déstabiliser cet ordre-là. Lilia va d’ailleurs tout mettre au service de ses désirs, et va jusqu’au bout de la perversité dans la scène finale du film […] »