Année 2005 / 95’
Distribution Héliotrope Films
Avec Ariane Ascaride, Miloud Khetib, Sonia Koudil, Rachid Fares, Rym Takoucht, Achour Raïs, Djamel Allam, Abdelkader Bouaiche
Brûlant et douloureux, Le Thé d’Ania est, contrairement à la recette traditionnelle, pauvre en sucre. Les quelques gouttes de douceur versées par Saïd Ould-Khelifa dans son drame s’évaporent dans une Algérie contemporaine consumée par la terreur.
Mehdi est un écrivain qui vit seul reclus dans son appartement d’Alger. Paralysé dans les angoisses quasi-primales d’une bête traquée, piégé dans un mutisme aux frontières de la folie, ses seules compagnes sont ses bouteilles d’alcool, une horloge, et les papiers suspendus à des fils à linge, témoins de sa détresse humaine et de ses pulsions passionnées. Par sa fenêtre il observe Ania. Elle porte des robes colorées, parfois accroche son regard et lui sourit, souvent lui dépose du thé devant sa porte. S’il la rejoint dans cet autre monde, juste en face, il pourra peut-être libérer sa parole.
Tels les aphorismes peints avec la grâce d’un calligraphe par Mehdi sur ses murs, toujours cachés par l’acteur ou inachevés par le personnage, le film de Saïd Ould-Khelifa reste vaguement inaccessible. Le journaliste et homme de théâtre nous propose certes une réalisation extrêmement soignée, basée sur les profondeurs de champ, le jeu du cadrage, une très belle lumière et les reflets dans les miroirs. Mais cette volonté d’esthétisme est étayée par une narration économe, confuse. La mise en scène pointe alors des symboles dont le sens échappe au spectateur, chez qui, hélas, s’installe une impression de lourdeur. Dialogues taciturnes, longueurs des scènes, relations entre les personnages obscures, même si le réalisateur tente de donner du corps à la psychologie des êtres en jeu (par le biais de scènes de cauchemars ou de souvenirs par exemple), jamais l’on n’accède pleinement au sens profond de l’action.
Car le contexte politique du récit, une Algérie ravagée par le terrorisme intégriste d’un côté, la violence d’un État répressif de l’autre, n’est suggéré que par une seule phrase, mise en exergue, « Après 150 000 morts et des milliers de disparus... ». Suis-je vraiment la seule à ignorer la cause de cette hécatombe ? L’on a tous en tête les échos lointains d’un massacre à Blida ou d’exécutions sommaires à Oran, mais qu’en est-il actuellement ? Accaparés par l’élection d’un pape ou l’envol d’un avion, les médias oublient les horreurs quotidiennes qui se trament dans un pays frère. Pourtant, la secrétaire de Medhi au service des décès d’Alger égrène, chaque jour, d’un ton sec et froid forgé par l’habitude, les victimes : journalistes, mères de famille, instituteurs... L’aberration est insoutenable : nous avons à nos fenêtres une terre qui a été française plus d’un siècle et qui n’intéresse personne, sauf en matière de football.
En prenant le parti de l’approche émotive plutôt que didactique, Saïd Ould-Khelifa reproduit inconsciemment la situation réelle. Le spectateur, comme le citoyen, est obligé de s’accrocher, de faire son bout de chemin de son côté pour combler ses carences fondamentales. On découvre alors, en cherchant, que sous couvert de « lutte anti-terroriste », les autorités algériennes usent contre les opposants (de gauche, islamistes ou berbéristes) de techniques de torture innommables apprises des troupes françaises elles-mêmes pendant la guerre [1]. Cruelle ironie. De l’autre côté, les groupes armés islamistes terrorisent les foules et massacrent des populations entières. « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » se demandent Aragon et Mehdi.
Pas étonnant, dès lors, que l’image la plus marquante du film soit celle du visage crispé de Miloud Khetib, reflet tuméfié de l’indicible qui ronge son personnage. Peu de choses apaisent cette vision. Ni les yeux de biche d’Ariane Ascaride, qui reprend avec bonheur son rôle-type de Jeannette du film de Guédiguian. Ni la poésie de l’accordéon diatonique de Marc Perrone. Ni même l’incroyable photogénie de la ville d’Alger, sublime, révélée l’an dernier par Nadir Moknèche dans Viva Laldjérie.
Il est d’ailleurs à saluer ces réalisateurs (dont Tony Gatlif avec Exils) qui, depuis quelques années, nous apportent des images de l’Algérie actuelle. Ils aident à donner une consistance, une existence même, à une nation dont les racines s’entremêlent aux nôtres et avec qui, comme avec Ania sur le balcon d’en face, une vraie rencontre produirait enfin quelques sourires.
Marion Defaut
Saïd Ould Khelifa : " Savoir comment on peut revenir de si loin"
Journaliste en Algérie, avant de s’installer en France, Saïd Ould Khelifa s’est tourné ensuite vers le théâtre et le cinéma. Après "Ombres blanches" (1991- premier Prix du Festival d’Amiens) il signe "Le Thé d’Ania" qui démarre par ce carton lapidaire :"Après 150 000 morts et des milliers de disparus..."
"Le film est parti de ma lecture d’une nouvelle, Le Sommeil du mimosa d’Amin Zaoui, qui s’est lui-même inspiré d’un fait divers réel qui s’est passé dans les années 90. Le quotidien de l’Algérie en 1992, c’était un sujet impossible à aborder avant aujourd’hui, il fallait un recul. Mais le contexte politique est un prétexte. C’est le parcours humain qui m’intéresse, les séquelles sur les uns et les autres de cette période : savoir comment on peut revenir de si loin, comment on s’en sort, et non quelles en sont les causes. C’est pour cela que j’ai évité de montrer une seule image d’attentat pour plutôt dire la peur et la faire partager. En revanche, j’ai mis un carton au début du film pour situer le cadre du récit : “Après 150 000 morts et des milliers de disparus....”
J’ai conservé l’argument de la nouvelle : un écrivain reclus qui décide pour se faire oublier de trouver un autre boulot, et se retrouve au service des décès. À partir de là, j’ai plutôt vécu les silences pour pouvoir les écrire, j’ai cherché à me mettre dans la peau de quelqu’un qui vit dans la peur, dans le silence et l’attente. Il est sensible à tout bruissement de la vie, c’est à ça qu’il s’accroche en fait. Et comme je suis incapable de prédire l’avenir, je lui ai ouvert une fenêtre, une chambre avec vue, sur la voisine.
Il n’y a pas de contrechamps dans le film : cet homme n’a pas de vis-à-vis, sinon la fenêtre d’en face. Elle est la seule source, la seule ouverture de vie pour Mehdi. Tout le découpage avait ce souci : il n’y a pas d’alter-ego réel, donc pas de contrechamps. Il commence à avoir une écoute quand il se sent mieux. Cela se marque même dans ses habits : son costume va du sombre au clair.
Le personnage d’Ania renvoie à une certaine réalité : les femmes dans le contexte algérien n’avaient pas le choix, prises entre l’intégrisme et le machisme méditerranéen. Elles ont donc résisté au quotidien. Les personnages féminins – Ania, la secrétaire, la jeune fille sur la terrasse – appartiennent à des générations différentes, mais elles ont un point commun, elles ont un chemin en tête et elles le poursuivent. La secrétaire égrène les noms des morts pour se protéger, la jeune fille a connu la violence et décide de vivre une histoire d’amour, le soleil sur la terrasse, le grand air. Ania a fait le choix de rester, au lieu de se replier sur la France. Elle s’est dit qu’elle allait attendre la fin de la tempête, et aider son voisin à traverser cette zone de turbulences. Elle prend sur elle de hisser cet homme du fond du puits jusqu’au bord de la margelle. D’où le travail sur le son, comme le rideau de perle, qui sont des points d’accroche pour cet homme, des appuis.
Le musicien Marc Perrone a reçu le scénario avant que je ne parte en tournage, ensuite il a vu les images au montage. Jusqu’à la veille du mixage, il disait ne pas trouver la musique. Je lui avais dit ne pas chercher à faire une illustration, comme ces musiques qui collent aux images. Finalement, on a décidé d’aller en studio, et il a proposé ces deux thèmes : le thé et la valse d’Ania. Il a rajouté un troisième morceau à la percussion. Comme il est facétieux, il a donné un côté gag à la narration dans la séquence du palmier. On a enregistré en direct ; c’était un travail rapide sur les prises, et en même temps, il était toujours à l’écoute pour refaire, ou enlever une note. Pour moi, c’était important ce côté déchirure des napolitains, que donne l’accordéon diatonique, et qui renvoie à celle de la ville. D’ailleurs, on n’a pas voulu s’en éloigner au mixage. C’est un tout."
Saïd Ould Khelifa