Année 1982 / 60’
Le commentaire de Marion Pasquier
Avec « Déjà le sang de mai ensemençait novembre », René Vautier utilise encore une fois sa caméra comme "arme de témoignage" et "instrument de paix" pour montrer l’illégitimité de la colonisation et les abjections auxquelles elle a donné lieu. Reparcourant l’Histoire, depuis la conquête de l’Algérie à Sidi Ferruch jusqu’à l’Indépendance en passant par le 8 mai 1945, c’est en donnant la parole qu’il prend parti. La force et l’originalité du film sont là, dans le souci pédagogique du cinéaste, qui fait passer un message prégnant sans jamais le matraquer.
René Vautier est là. A l’image en train d’interroger de jeunes algérois dans la rue, ou face caméra à nous parler de son Afrique 50, ou encore en voix off. Mais c’est aussi en laissant la place à ceux qui partagent son point de vue qu’il s’exprime. Ainsi de ce photographe algérien éditant un livre d’images et de gravures datant d’avant la colonisation pour montrer que l’Algérie, en 1830, était au même niveau de civilisation que certains pays d’Europe ; de ces peintres travaillant collectivement, aidés par des historiens pour être objectifs et précis, à représenter l’image de l’Algérie qui lui a été confisquée par les colons ; de ce jeune homme désirant instaurer un dialogue entre français et algériens pour rétablir la paix. Devant et derrière la caméra, c’est le même dessein que l’on poursuit.
Lorsque la parole est donnée aux colons, c’est autant l’ironie, voire l’humour, que l’effroi, qui s’invitent dans le film. René Vautier nous lit, face caméra, des textes écrits par des soldats français au début de la colonisation. Si l’on frissonne d’entendre des propos belliqueux et méprisants (les algériens seraient des fainéants préférant fumer que cultiver leurs terres, leurs femmes, à la sensualité exacerbée par la chaleur, offriraient leurs corps de bonne grâce aux soldats français), on sourit aussi des commentaires acerbes du cinéaste ponctuant sa lecture de séries d’exactions par des "tout ça, pour la civilisation".
L’inepsie se dégage aussi des seules situations lorsque, dans des extraits d’un autre opus du cinéaste (avec ici pour bande son "tout va très bien, Madame la Marquise"), un enfant algérien dit à son instituteur français qu’il ne comprend pas pourquoi ses ancêtres sont les gaulois, comme il est écrit dans les livres ; lorsqu’un inspecteur s’offusque que la classe algérienne ne connaisse pas par cœur les préfectures françaises. L’instituteur a pris conscience de l’absurdité de sa mission, il ne veut pas former du bétail endoctriné au colonialisme. L’inspecteur, alors, le fait mettre en arrêt maladie - "trop agressif".
Dans de tels moments, nous sourions, jaune. Et puis le sourire s’éteint lorsque, exemples précis à l’appui, le parallèle est établi entre les soldats français colonisateurs et les nazis, ou lorsque Kateb Yacine raconte le massacre du 8 mai 1945 à Sétif. Ailleurs, nous sommes interpellés par les propos de ce dernier quant à Albert Camus. Pour l’écrivain algérien, si Camus aurait probablement pris parti pour l’indépendance, s’il n’&était pas mort prématurément, il restait dans une position morale manquant d’implication. Dans ses livres, Camus parlerait des paysages algériens (Tipasa, les plages), et non de gens, qui ne seraient que des esquisses désincarnées (cf l"arabe" dans L’étranger). Et Yacine d’appuyer son opinion en citant Faulkner, qui lui connaissait les noirs dont il faisait de vrais personnages de romans, Camus au contraire ayant vécu avec des Européens et s’étant montré peu curieux des algériens. La même critique est faite au cinéma colonial, par un intervenant (Boudjema Kareche, directeur de la cinémathèque d’Alger) disant que ce dernier n’a fait que répéter la même image simpliste de l’algérien (toujours perçu comme un fuyard ou quelqu’un qui crie) sans jamais le décrire ni l’incarner.
Pour montrer le passé, René Vautier n’a pas recours aux seules images d’archives mais à des dessins, des peintures, des gravures, des photographies, dans lesquelles la caméra se promène, tentant ainsi de nous faire ressentir l’Algérie du passé et les visages des gens représentés rendus palpables par des mouvements de zoom. La musique s’invite de façon pertinente, et le rythme ne tarit pas. La voix off, qui aurait été trop facile, n’est pas employée à outrance, le cinéaste préférant laisser la réalité brute et vivante s’exprimer, par le biais des interventions des gens filmés. Face à ces tableaux visuels, à ces paroles prononcées, à la richesse de la bande son, le spectateur dispose d’un espace suffisant pour investir le film. Cela ne lui permet que mieux d’assimiler ce que raconte le cinéaste, de se révolter avec lui, parfois par le sourire.
Biographie
Né en 1928 à Camaret-sur-Mer, d’un père ouvrier d’usine et d’une mère institutrice, il mène sa première activité militante au sein de la Résistance en 1943, alors qu’il est âgé de 15 ans, ce qui lui vaut plusieurs décorations : Croix de guerre à 16 ans, responsable du groupe « jeunes » du clan René Madec, cité à l’Ordre de la Nation par le général Charles de Gaulle pour faits de Résistance (1944).
Après des études secondaires au lycée de Quimper, il est diplômé de l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) en 1948, section réalisation.
En 1950, son premier film, Afrique 50, chef-d’œuvre du cinéma engagé, lui vaudra 13 inculpations et une condamnation de prison, pour violation du décret Pierre Laval (Ministre des colonies) de 1934. René Vautier est mis en prison militaire à Saint-Maixent, puis à Niederlahnstein en zone française d’occupation en Allemagne. Il sort en juin 1952. Afrique 50 reçoit la médaille d’or au festival de Varsovie.
Engagé en Afrique sur divers tournages, il rejoint le maquis des indépendantistes du FLN. Directeur du Centre Audiovisuel d’Alger (de 1962 à 1965), il y est aussi secrétaire général des Cinémas Populaires.
De retour en France, il fonde en 1970 l’Unité de Production Cinématographique Bretagne (UPCB) dans la perspective de « filmer au pays ».
En janvier 1973, il commence une grève de la faim, exigeant « […] la suppression de la possibilité, pour la commission de censure cinématographique, de censurer des films sans fournir de raisons ; et l’interdiction, pour cette commission, de demander coupes ou refus de visa pour des critères politiques ». René Vautier aura raison de la commission. Il sera soutenu par Claude Sautet, Alain Resnais et Robert Enrico. Au terme de cette grève, la loi sera modifiée.
En 1974 il reçoit un hommage spécial du jury du Film antiraciste pour l’ensemble de son œuvre. Il fonde en 1984 une société de production indépendante, Images sans chaînes.
René Vautier s’est toujours efforcé de mettre « l’image et le son à disposition de ceux à qui les pouvoirs établis les refusent », pour montrer « ce que sont les gens et ce qu’ils souhaitent ». Comme Jean-Luc Godard, qu’il ne rencontre qu’en 2002, il participe à l’aventure des Groupes Medvedkine en 1968, le seul collectif cinéastes-ouvriers de l’histoire du cinéma, René Vautier est un des très rares cinéastes à développer une théorie en acte de l’image.
Il a reçu en 1998 le Grand Prix de la Société Civile des Auteurs Multimédias pour l’ensemble de son œuvre.
Tout en ayant combattu Jean-Marie Le Pen, il a, comme l’Abbé Pierre, néanmoins soutenu Roger Garaudy lors de son procès pour négationnisme. En fait, le cinéaste tout en témoignant de son amitié et son admiration pour l’homme, avait clairement marqué qu’il ne partageait pas les thèses négationnistes qui étaient reprochées à celui-ci.
Il est décoré de l’ordre de l’Hermine en 2000 à Pontivy.
Il est nommé président d’honneur des Ecrans Citoyens en 2002 à l’Institut d’art et d’archéologie.
Il a posé ses valises à Cancale et a en préparation un film sur la censure, monté par sa femme Soazig Chappedelaine, elle-même cinéaste.
Filmographie
1998
- Et le mot frère et le mot camarade (documentaire, 50’)
1998 - Dialogue d’images en temps de guerre (documentaire)
1995 - L’Huma, la lutte, l’Huma, la fête (documentaire, 64’)
1995 - Hirochirac 1995 (documentaire, 65’)
1991
- Allons enfants du bicentenaire (documentaire, 76’)
1988 - Mission pacifique, coréalisation Michel Le Thomas (documentaire, 54’)
1987 - Déjà le sang de mai ensemençait novembre (documentaire, 70’)
1987 - Vous avez dit : Français ? (documentaire, 120’)
1986 - Paris pour la paix, coréalisation Gérard Binse (fiction, 52’)
1985 - À propos de… l’autre détail (documentaire, 45’)
1985 - Chateaubriand, mémoire vivante (documentaire, 65’)
1985 - Tournevache (documentaire, 60’)
1984
- La nuit du dernier recours, film collectif (documentaire)
1984 - Immigration : Amiens (documentaire)
1982 - Déjà Mai ensemençait Novembre (documentaire, 60’)
1980 - Vacances en Giscardie (documentaire, 45’)
1980 - Le Scorpion de Saint-Nazaire (documentaire, 13’)
1978 - Marée noire, colère rouge (documentaire, 64’)
1978 - Le Poisson commande, coréalisation Yann Le Masson, Nicole Le Garrec (documentaire, 31’)
1976 - Frontline, coréalisation Brigitte Criton et Buana Kabue (documentaire, 75’)
1975 - Quand tu disais Valéry, coréalisation Nicole Le Garrec (documentaire, 125’)
1974 - Le Remords, coréalisation Nicole le Garrec (fiction, 30’)
1974 - La Folle de Toujane, coréalisation Nicole Le Garrec (fiction, 130’)
1973 - Transmission d’expérience ouvrière (documentaire, 15’)
1972 - Avoir 20 ans dans les Aurès (fiction, 90’)
1972 - Terrains pour l’aventure (documentaire, 52’)
1971 - Mourir pour des images (documentaire, 45’)
1971 - Les Ajoncs (fiction, 10’)
1971
- Techniquement si simple (fiction, 15’)
1970 - La caravelle (fiction, 8’)
1970 - Les Trois cousins (fiction 10’)
1969 - Classe de lutte, coréalisation Chris Marker (documentaire, 37’)
1964 - Le Glas (documentaire, 5’)
1962
- Un seul acteur, le peuple (documentaire)
1960
- Karim et Leïla
1957 - Algérie en flammes (documentaire, 25’)
1956 - Anneaux d’or (fiction, 14’)
1956
- Plages tunisiennes (fiction)
1955
- Aux yeux de tourterelle (documentaire)
1955 - Pavillon chinois (documentaire)
1954
- Une nation l’Algérie, coréalisation Jean Lodz (documentaire)
1953
- D’autres sont seuls au monde !, film collectif (documentaire, 30’)
1951 - Un homme est mort (documentaire, 12’)
1951
- L’Odet (documentaire, 10’)
1950 - Afrique 50 (documentaire - 20’)
(Source : Filmographie établie par Oriane Brun, Arte 31/03/2003)